Voyager sans bouger

Voyager, pour moi c’est aller se chercher quelque part, c’est aller embrasser par l’expérience directe la diversité des formes de ce monde, des contextes, des autres, des paysages. C’est parfois aussi partir de l’hypothèse qu’ailleurs peut-être est notre place, notre bonheur, notre paix.

Mais voyager a ses limites. Surtout pour un chercheur de vérité.

Swami Sivananda a dit « L’imagination et le dépaysement en ont trompé beaucoup. Ô homme ! Sois content, vis ou tu peux, mais discipline le mental et les sens. »

Est-ce qu’on voit ou l’on vit ?

Je vis à Lyon depuis une vingtaine d’années, et depuis une dizaine d’années je veux en partir. Je suis parti de nombreuses fois, pour quelques jours, semaines, quelques mois, parfois seulement dans une région voisine, parfois à l’autre bout du globe, mais toujours je suis revenu. Jusque là. Karma ?

Le retour d’un voyage nous accorde néanmoins un répit, sentiment de fraîcheur, de redécouverte du connu.  « Je vois ma ville/ mon chez-moi comme je ne l’avais jamais auparavant. ». Pour le meilleur ou pour le pire.

Mais après un temps, le voile de l’habitude distord, obscurcit nos perceptions, on voit ce que l’on connait (ou plutôt ce que l’on croit connaitre) et non plus ce qui est. Le filtre s’épaissit.

Parce qu’on ne veut pas voir ce qui est ? Parce qu’on ne peut pas voir ce qui est ?

Si j’avais pu rester sur la côte pacifique Nord-Américaine, j’y serais sans doute resté. Idem pour la vallée sacrée des Incas. Ou de l’Alentejo Portugais. Cela convenait à mes attentes, à mes besoins, à mes goûts. A mes sens. Mais…je vis ou je peux. Et je tâche d’être heureux avec ça.

Lyon, c’est encore ce point A sur ma carte mentale. A moins que le point A ne soit ailleurs… ?

Du point A au point B

Un soir d’ennui profond (qui, parait-il selon les neurosciences est fertile), je suis assis là, dans un coin de place publique, en bas de chez moi.

Vieux Lyon. Douce quiétude d’une vie de quartier populaire historique « charmant » qui coule doucement, ou chaque jour semble se ressemble. Moi, en phase loup solitaire post(?) burn-out depuis 2-3 ans, si je ne provoque rien, j’ai la sensation qu’il ne se passe pas grand chose. Ce soir, je me prends  à penser que « ce monde n’a aucun sens », que « ma vie n’a aucun sens », que « tout le monde (moi compris) semble dormir »  personne ne semble se regarder, ni être véritablement présent.

On va du point A au point B. Point. L’aventure n’a pas sa place. On évite ce qui pourrait nous ralentir, nous distraire de notre programme, comme on évitera donc le mendiant, ou le bizarre, l’inconnu qui nous adresse la parole sans apparente raison. Je me sens profondément seul…

J’espère encore quelque chose de ce monde mais je ne sais même pas quoi.
Est-on présent dans ce quotidien? Ou ne fait-on que suivre ses habitudes, ses envies et désirs, ses projets, ses pensées ?
Que fait-on exactement sur cette planète ? Que font tous ces gens ? Et moi, que suis-je entrain de faire ici ?
Là, plus que d’habitude, Je me sens être le bizarre de ce monde qui m’entoure.

Je n’ai pas une vie d’actif européen caucasien trentenaire issu de la classe moyenne + urbain typique. Je suis indépendant, je travaille très peu ces dernières années (grâce aux saisons d’été bien gérées et aux aides sociales),  je n’ai pas une bande de potes que je vois tous les weekends, pas de famille « à charge », je ne bois pas d’alcool, et donc ne sors pas dans les bars, je ne fais pas partie d’un club de quelque chose, je médite et contemple beaucoup.  Je ne suis pas carriériste. Ni un hippie nomade. Bref je suis…seul dans cette foutue rue.

Je suis au point A mais les points B (un autre horizon, un projet…) que je me fixe de manière arbitraire est régulièrement dissout par mes réflexions métaphysiques : à quoi bon ?
Je sais au fond de moi que quoi que je fasse, n’apportera que temporairement satisfaction. C’est l’expérience qui parle.

J’ai l’intuition que je cherche quelque chose qui pour l’instant me parait inaccessible. Il n’est pas dans le faire ou dans le lieu.

A part gagner le millier d’euros nécessaire pour payer mon loyer, les courses, et un futur voyage en Inde ou ailleurs, je ne sais plus vraiment pourquoi je me lève. Et là, sur mon coin de place publique, je me demande profondément ce que je fous ici. Et ce que je pourrais bien foutre ailleurs, d’ailleurs. 

Jamiroquai,  les sages des Himalayas et Saint François

Des minutes, que dis-je, des heures s’égrainent. Je décante. Je délite.
Les pensées s’espacent. Dans un instant de quasi immobilité intérieure, le titre d’une chanson de Jamiroquai me traverse : « Travelling without moving ». Du fond de cet ennui extrême, désabusé, désillusionné, je commence à goûter un instant de paix. Fruit de cette longue assise immobile, devenue sans mobile.

La rue, mon ashram.

Je n’attends plus rien de cet instant. Ni de ce qui m’entoure. Je n’espère plus que mon téléphone ne sonne ou qu’une rencontre improbable m’arrache à moi-même, me sorte de cette pesante solitude. J’ai atteint un degré de désespoir avancé. Je me souviens alors intimement  la voix (la voie!) des sages des Himalayas, des yogis. Ce que l’on cherche n’est nulle part en ce monde, c’est en Soi, dans la béatitude de notre être véritable (ben voyons) que l’on trouve tout ce que l’on cherche. 

« Ce que vous cherchez est l’endroit-même depuis lequel vous cherchez. » Saint François d’Assise.

Je suis toujours là, je me gèle le cul sur le pavé lyonnais du mois d’Octobre. Je n’ai pas bougé d’un centimètre depuis longtemps maintenant. Statuesque expérience. Mes désirs semblent m’avoir quitté, j’ai accepté (sans avoir d’autre choix) d’être là ou j’étais. Capitulation, saturation, épuisement moral et mental ont eu raison de mon agitation. Je commence à voir. Autrement. Je commence à voyager.

Être ici, voir ici

Je vois. Comme cela m’est déjà arrivé, parfois dans des états de conscience modifiée, d’un regard neuf, autre,  je vois ce qui est ici et maintenant.  Pas ce qui pourrait être, ou ce que je souhaiterais. Uniquement ce qui est là sous mon nez.

La terre, le pavé, le ciel, les nuages, les oiseaux, la lumière du couchant sur la façade des bâtiments, les moindres nuances d’odeurs, la petite plante qui a su se faire une place dans la fissure de ce mur, là, et qui avait échappé à mon regard jusqu’alors. Les corps des passants qui déambulent, leur danse improbable, la pupille au fond de chaque œil, et moi-même, tout cela à la fois. Dans un temps suspendu, dont la poésie a ébranlé mes certitudes, anéanti ma létargie.

Pratyahara. Retrait des sens. Je me recentre. Mon corps, mon souffle, Je.
Je, témoin de ce monde, et de moi-même.
Plus rien n’est banal. Tout est puissamment là, tranquille.

Et moi ? Je ne suis pas là pour aller quelque part. Je suis là c’est tout. Et partout ailleurs il en serait ainsi. Je suis là, juste pour être là. C’est ça le cadeau. Pas pour devenir quelque chose ou quelqu’un. On ne devient pas quelqu’un. On est. déjà quelqu’un bon Dieu ! Et là, c’est wow.

Ou que j’aille, c’est depuis ici que ‘y serai, depuis mon dedans.
Alors ou que j’aille, je suis au même endroit, au bon endroit. C’est confort quand on se détend…
Travelling without moving.

Désir de voyage vs Paix

La plupart de mes voyages ont été des aspirations désespérées, asphyxie dans mon quotidien, un tel sentiment de vide de sens que partir était vital. Mais à chaque départ m’attendait un retour. Et le retour de ce genre de voyage, ça pique.

Ou que l‘on aille, on doit un jour quitter cet endroit, tant que l’on parle du monde extérieur.

Assis dans mon coin de place publique, j’ai renoncé aux horizons, au divertissement, parce que je n’avais pas les moyens d’aller ailleurs, parce que pour aller ailleurs, on déploie une énergie formidable, et l’énergie me faisait sacrément défaut ce soir-là… Et bien grand bien m’en fasse…

Parce que je n’avais même plus l’envie d’aller ailleurs, et que même là où j’étais ne me convenait pas, parce que je n’avais plus nulle part où aller, je suis entré à l’intérieur sans même m’en rendre compte, je me suis déposé, un instant je suis resté tranquille, je suis revenu à la maison. Ou est-il besoin d’aller alors…?

Travelling quand même

Bien sûr le monde est merveilleux, enfin, façon de parler, oui bien sûr voyager apporte quelque chose, que c’est un acte nécessaire. Aller hors de la zone de confort anesthésiant de son quotidien (pour ceux qui ont ce confort). Se dépouiller de l’avoir, et du connu. Pour se retrouver.

L’Alchimiste de Paolo Coehlo nous rappelle qu’il faut quitter son arbre et faire le tour du monde pour se rendre compte que le trésor que l’on pourchassait était enterré au pied de notre arbre originel.

Ce soir-là, j’étais sur un coin de place publique, j’ai voyagé sans bouger, depuis l’extérieur vers l’intérieur. Et depuis cet intérieur retrouvé, je ne me suis plus ennuyé. Bonne nouvelle, tout le monde peut s’offrir un billet pour cette destination. Bon voyage